Icône de la Street Photography japonaise, Daido Moriyama bouleverse les conventions avec ses images granuleuses, floues et décadrées.
Ses clichés dévoilent un regard brut et instinctif sur un Japon tiraillé entre tradition et modernité. Moriyama, qui qualifie son approche de chorosuna – «photographie de glanage aléatoire» –, capte l’éphémère avec une liberté désarmante. « Je n’ai aucune mission à remplir », déclare-t-il dans le catalogue. «Tout ce que je veux, c’est capturer le temps qui m’a été donné.»
Mutations
Né en 1938, Moriyama grandit dans un Japon marqué par l’occupation et une occidentalisation fulgurante. Ce contexte forge un univers visuel où le chaos urbain devient théâtre de tensions. Inspiré par des figures comme William Klein et Andy Warhol, il rejette la composition classique et la netteté pour célébrer l’accidentel. Dans sa série Japan, A Photo Theater (1968), il juxtapose des images énigmatiques de comédiens et de scènes indéfinissables, oscillant entre réalité et abstraction.
L’homme d’images s’est imposé dans les années 1960 avec des clichés de la base américaine de Yokosuka, qu’il décrit comme fondateurs: «Cette série a décidé de l’orientation qu’a ensuite prise ma pratique photographique.» Ces photos, imprégnées de tensions culturelles, traduisent l’atmosphère d’un Japon en pleine mutation. Aux côtés d’autres artistes radicaux du collectif Provoke, il défie le réalisme du photojournalisme traditionnel, produisant des images solarisées et volontairement floues, comme une rébellion visuelle contre le conformisme.
Art instinctif
Son travail s’inscrit dans une esthétique de l’errance et de l’instant volé. Lephotographe compare sa démarche à celle d’un chien errant, son cliché emblématique de 1971, qui incarne sa quête d’instinct et de spontanéité. Cette approche, où l’inconscient guide l’objectif, le rapproche des grands maîtres japonais comme Yasujirō Ozu. Comme Ozu, il peint un Japon urbain loin des clichés, mais pousse la photographie aux confins de l’abstraction.
Collaborateur de figures majeures telles qu’Eikoh Hosoe, Moriyama partage avec ce dernier une fascination pour les marges. Hosoe, immortalisant la danse butô et l’écrivain Yukio Mishima, a influencé la sensibilité de Moriyama pour les zones d’ombre, à la croisée de l’introspection et de l’exubérance. Il admire aussi Nobuyoshi Araki, qu’il considère comme ayant «approché l’essence de la photographie» par son exploration prolifique des émotions humaines.
Carnet de bord visuel
Au centre de son œuvre se trouve Record, son magazine personnel. Véritable scrapbook énigmatique, cette publication lui permet de consigner ses errances citadines, mêlant photographies spontanées et réflexions visuelles. Pour Moriyama, la photographie est une «simple copie de la réalité», une capture brute et immédiate, dépourvue d’intention documentaire. Son objectif: révéler la beauté insoupçonnée de la vie quotidienne, même dans ses marges les plus chaotiques.
À travers ses clichés, le Japonais capte l’essence graphique d’un monde en perpétuel déséquilibre. Il magnifie l’ordinaire et les contradictions de la modernité japonaise. Plus qu’un photographe, il est un témoin instinctif des vibrations du quotidien, transformant le banal en une œuvre d’art profondément humaine.
Bertrand Tappolet
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